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Artistes chinoises du début du XXe siècle

10.12.2021 |

Photo des étudiantes à l’Institut franco-chinois de Lyon. Funü zazhi [Le Journal des filles], vol. 8, no 7, juillet 1922, Shanghai

Cet article dresse une synthèse de la contribution des Chinoises à la réforme de l’art et à la transformation des rôles de genre dans la société chinoise au début du XXe siècle. Cette période a non seulement été marquée par la chute du régime impérial et l’instauration de la république en 1912, mais la vision du rôle des femmes dans la société y a été radicalement bouleversée. Cet article aborde la façon dont les artistes femmes ont, à travers leur implication dans l’éducation artistique, les expositions nationales et internationales, l’édition et les organisations artistiques, engagé un dialogue sur la modernité et le modernisme dans l’art chinois et imposé la voix des femmes dans le milieu artistique.
Au tournant du XXe siècle, le « problème des femmes » (funü wenti) devient l’un des débats les plus vifs sur la survie et le renforcement de la nation dans la pensée sociopolitique de la fin de l’ère Qing et des débuts de la République chinoise, dans un contexte d’agression étrangère et de crises internes. L’éducation des femmes – ce qu’elles devraient apprendre et dans quel but – se situe au cœur de ces débats. Sous l’influence du réexamen de la culture traditionnelle et des apports de la pensée et des savoirs occidentaux, l’affichage public du talent féminin, jusqu’alors découragé, va être redéfini et reconverti, avec la participation inédite des femmes elles-mêmes. En 1907, la « Nouvelle Politique » promulguée dans les dernières années de la dynastie Qing ouvre l’instruction publique à ces dernières, pour la première fois de l’histoire de la Chine. Les lois régissant l’éducation nouvelle prévoient, d’une part, que les programmes doivent inculquer aux élèves féminines des connaissances relatives aux obligations domestiques et, d’autre part, qu’elles doivent acquérir des compétences leur permettant d’occuper des emplois rémunérés. C’est pourquoi les écoles de femmes mettent alors en avant les arts et l’artisanat comme des compétences à la fois domestiques et professionnelles ; y sont inclus différents travaux manuels considérés comme féminins (nügong) ainsi que la peinture et le dessin. Par ailleurs, les programmes soulignent la pertinence des métiers d’art et d’artisanat pour les femmes en raison de leur adéquation supposée avec le tempérament féminin.

En 1904, la brodeuse Shen Shou (1874-1921) est nommée instructrice en chef de broderie pour les femmes nobles de la cour de l’impératrice douairière Cixi et est chargée de renouveler les pratiques. Si Shen continue de travailler des thèmes traditionnels, elle emprunte aussi des éléments au nouveau style de broderie d’art japonaise ainsi qu’à la peinture et à la photographie occidentales. Son œuvre est au carrefour des langages artistiques chinois, japonais et occidentaux, et est exposée dans de nombreuses foires internationales. On citera ainsi sa broderie Portrait de Jésus, inspirée d’un tableau de la Renaissance, présentée à l’Exposition universelle de 1915 à San Francisco. L’histoire de Shen montre comment les travaux manuels des femmes, en particulier la broderie, ont bénéficié d’un soutien au titre d’une définition étendue du patrimoine culturel chinois, à une époque de concurrence mondiale pour la supériorité culturelle.

Les femmes sont poussées à renouveler l’art de la broderie afin de contribuer à la société, mais on les encourage aussi à intégrer la scène culturelle par la pratique de la peinture et de la calligraphie, arts élitistes par excellence. Afin de souligner leur spécificité dans la culture mondiale, la peinture et la calligraphie traditionalistes sont présentées comme des marqueurs importants de l’expression moderne. Les femmes vont pénétrer ce milieu traditionnellement masculin d’une manière novatrice. Wu Xingfen (Wu Shujuan, 1853-1930) et Jin Taotao (Jin Zhang, 1884-1939) sont représentatives des femmes artistes qui ont pris soin de l’héritage de leurs prédécesseurs tout en élargissant le paradigme des pratiques traditionnelles. Les œuvres de Wu, artiste estimée ne parlant pas un mot d’anglais, sont vendues dans des galas de charité s’adressant avant tout à une clientèle européenne et américaine, organisés par des groupes tels que l’American Red Cross Society à Shanghai. Wu publie également deux albums bilingues de ses œuvres1. Suivant la tradition de l’école de Qing orthodoxe, elle réalise la plupart de ses tableaux dans le style des anciens maîtres. Toutefois, sa démarche relativement conservatrice constitue précisément sa manière propre d’épouser le renouvellement de l’art par l’expression moderne. Gardienne du style traditionnel, Wu s’engage aussi activement dans l’édition, le commerce et les activités sociales mixtes et interculturelles : autant d’occasions d’agir propres à l’artiste moderne. Jin Taotao, pour sa part, naît dans une famille prospère de marchands de soie dans la cité portuaire de Nanxun, dans le sud de la Chine. Elle fait partie des quelques femmes à avoir bénéficié d’une éducation publique d’élite au début des années 1910. Elle a également la chance de séjourner à Londres avec ses frères et sœurs, et vit brièvement à Paris lorsque son mari y travaille comme diplomate à l’ambassade de Chine. L’œuvre de Jin renouvelle la notion de zhen (vérité, réalisme) dans la peinture de la dynastie Song, alors promue comme l’archétype de la culture visuelle chinoise2.
Comme beaucoup d’artistes de l’époque, Wu et Jin sont membres de sociétés d’art, alors en plein essor, où elles jouent un rôle éducatif et administratif. L’appartenance à ces sociétés donne non seulement aux artistes l’occasion d’exposer leurs œuvres dans un cadre local, mais augmente aussi leurs chances de participer à des expositions internationales. Wu et Jin ont toutes deux présenté leurs œuvres dans ce type d’événements, dont l’Exposition universelle d’art de 1911 à Rome et l’Exposition internationale de 1930 à Liège. La participation des artistes femmes à des manifestations internationales est alors essentielle à la diplomatie culturelle chinoise : les œuvres exposées démontrent à la fois la réussite culturelle et le progrès social du pays. Wu et Jin appartiennent à la première génération de femmes dont l’art et la visibilité publique illustrent la reconversion du talent féminin, devenu une vertu nouvelle.

Artistes chinoises du début du XX<sup>e</sup> siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

« Calligraphy and Painting by Women », Libailiu [Samedi], 556, 2 juin 1934, Shanghai

Artistes chinoises du début du XX<sup>e</sup> siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

« Calligraphy and Painting by Women », Libailiu [Samedi], 556, 2 juin 1934, Shanghai

La Société de calligraphie et de peinture des femmes chinoise (Zhongguo nüzi shuhua hui, 1934-1948 environ, ci-après dénommée Société des femmes) est créée par et pour des artistes femmes qui s’adonnent alors principalement à la peinture de style chinois. Elle représente la seule organisation entièrement féminine parmi les nombreuses associations artistiques du début de l’ère républicaine. Ses fondatrices sont des artistes bien établies dans le cercle des peintres traditionalistes, convaincues que la naissance de cette société constituerait une étape décisive pour confirmer la compétence des femmes et leurs contributions au monde de l’art et à l’ensemble de la société. Avec plus de deux cents membres, la Société des femmes est une grosse organisation culturelle pour l’époque. Assumant un rôle d’intermédiaire dans la diffusion des œuvres de ses adhérentes, elle favorise également l’émergence de rôles publics ouverts aux femmes – un aspect de plus en plus important dans la vie des Chinoises de la société républicaine. Ce groupe de femmes aspire également à sortir leurs métiers du domaine artistico-culturel et à rendre leurs pratiques utiles aux besoins de la société. La fondation de la Société des femmes est en effet en partie motivée par un souci patriotique pour la survie de la nation chinoise : le groupe pratique des activités sociales et culturelles plurielles, comme des ventes caritatives et du secours aux sinistré·e·s alors que la Chine est au bord d’une guerre contre le Japon. En ces temps de péril national, les artistes chinoises soulignent d’autant plus l’utilité citoyenne des femmes. Si leurs œuvres sont encore ancrées dans des langages plastiques traditionnels, les membres de la Société des femmes surpassent leurs prédécesseuses sur le plan de la présence publique, se faisant remarquer dans la presse et les autres médias. Elles savent habilement utiliser ces derniers pour faire la publicité de leurs expositions, assurant leur visibilité et affirmant la capacité d’action des femmes dans le monde de l’art.

Artistes chinoises du début du XX<sup>e</sup> siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Photo des étudiantes à l’Institut franco-chinois de Lyon. Funü zazhi [Le Journal des filles], vol. 8, no 7, juillet 1922, Shanghai

Tandis que l’art traditionnel est remis au goût du jour par l’expression moderne, en parallèle, l’art de style occidental se développe en Chine. Pan Yuliang (Pan Yu-lin, 1895-1977), Fang Junbi (Fan Tchun-pi, 1898-1986), Wang Jingyuan (1893-inconnu) et Guan Zilan (Violet Kwan, 1903-1986) font partie des artistes femmes qui pratiquent l’art à l’occidentale. Elles ont reçu une formation dans les écoles d’art spécialisées qui se multiplient à Shanghai et bénéficient d’une éducation à l’étranger lorsque le régime républicain met en place un programme d’études outre-mer au début des années 1920.

Artistes chinoises du début du XX<sup>e</sup> siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Pan Yuliang, A Young French Woman, 1926, in Oil paintings by Pan Yulaing, Shanghai, Zhonghua shuju, 1934, planche #1

Artistes chinoises du début du XX<sup>e</sup> siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Pan Yuliang, A Young French Woman, 1926, in Oil paintings by Pan Yulaing, Shanghai, Zhonghua shuju, 1934, planche #1

Pan et Wang ont ainsi toutes deux étudié à l’Institut franco-chinois de Lyon. Plus tard, la première intègre l’École des beaux-arts à Paris et l’Accademia di Belle Arti à Rome, tandis que la seconde s’inscrit aux Beaux-Arts à Bordeaux3. Pan et Wang représentent des nus, un sujet inhabituel dans la culture visuelle chinoise4. Wang est aussi l’une des rares artistes de l’époque dont la discipline première est la sculpture. Fang, de son côté, se rend en France avec sa sœur à l’âge de quatorze ans. En 1920, elle devient la première étudiante chinoise à intégrer les Beaux-Arts à Paris5. Guan, enfin, fait partie des artistes chinoises qui ont fait leur éducation artistique au Japon. Elle est diplômée de Bunka Gakuin, une académie de culture à Tokyo, et est connue pour sa peinture rattachée au fauvisme6. À leur retour en Chine à la fin des années 1920, ces artistes femmes se lancent aux côtés de leurs confrères dans la production d’un art de style occidental. Leur formation internationale leur a permis d’acquérir un capital culturel et d’améliorer leurs perspectives de carrière dans le monde de l’art, en Chine comme à l’étranger. Elles osent représenter de nouveaux sujets, s’essayer à de nouveaux styles et affirmer avec confiance leur rôle de pionnières dans le développement de l’art à l’occidentale en Chine.

Les artistes mentionnées ici n’ont pas seulement contribué à faire progresser le statut des femmes dans les professions artistiques, elles ont aussi énormément apporté à des débats animés, voire explosifs, sur l’orientation de l’art moderne chinois au début du XXe siècle. Elles ont réussi à trouver des langages artistiques qui représentent leurs voix propres, même quand celles-ci étaient éclipsées par la rhétorique nationaliste du nouvel art chinois. Leur présence et leur engagement d’artistes, d’éducatrices et d’intellectuelles leur ont malgré tout conféré la capacité d’affirmer leur conscience de genre dans leur vie et leur œuvre.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
Wu Xingfen, Zhongguo jinshi nüjie dahuajia Wu Xingfen hua (Chinese Paintings by Madame Wu Hsing-fên, the Most Distinguished Paintress of Modern China), Shanghai, 1915 ; Zhongguo mingsheng tushuo (Eighteen Famous Chinese Landscapes Painted by Madame Wu Hsing-Fên, the Most Distinguished Paintress of Modern China), 2e éd. Shanghai, 1926.

2
Wang Cheng-hua, « Rediscovering Song Painting for the Nation : Artistic Discursive Practices in Early Twentieth-Century China », Artibus Asiae, vol. 71, no 2, décembre 2011, p. 229.

3
Pour la biographie de Pan Yuliang, voir https://awarewomenartists.com/artiste/pan-yuliang/.

4
Voir Julia Hartmann, « Le nu dans la Chine des années 1920 : émancipation et autodétermination dans les œuvres d’artistes femmes », https://awarewomenartists.com/magazine/le-nu-dans-la-chine-des-annees-1920-emancipation-et-autodetermination-dans-les-oeuvres-dartistes-femmes/.

5
Pour la biographie de Fang Junbi, voir https://awarewomenartists.com/artiste/fang-junbi-fan-tchun-pi/

6
À propos de Guan Zilan, voir Amanda S. Wangwright, The Golden Key : Modern Women Artists and Gender Negotiations in Republican China (1911-1949), Leyde, Brill, 2020, p. 15-33.

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