Seba Calfuqueo, A imagen y semejanza [Image et ressemblance], 2018 (détail), installation, photographie (110 x 65 cm), deux photographies (2 x 4 cm), étagère et loupe, enregistrée par Diego Argote © Courtesy Seba Calfuqueo
Le titre de cet article s’inspire d’une réflexion de l’artiste afro-brésilienne Rosana Paulino (1967-), référence essentielle des nouvelles générations d’artistes en lutte sur la question des politiques de la représentation dans l’art. Évoquant l’exposition 34 Panorama del arte brasileño (musée d’Art moderne de São Paulo, 2015), qui présentait des sculptures en pierre taillée, témoins de l’art le plus ancien produit sur le territoire du Brésil, aux côtés d’œuvres de six artistes non autochtones appelé·e·s à travailler sur cet art abstrait autochtone du passé, R. Paulino se demandait pourquoi le musée n’avait pas choisi d’exposer les œuvres d’artistes autochtones contemporain·e·s1. Dans notre titre, le « sans » de R. Paulino se transforme en « et » afin de mettre en évidence l’urgence d’un changement. La population de l’Amérique latine compte plus de cinq cents peuples autochtones, mais leurs œuvres commencent seulement à apparaître sur la scène de l’art du sous-continent, dominée par les Blancs. Comment produire un récit inclusif de l’histoire de l’art ? Le présent article se propose d’examiner la représentation et la participation d’artistes lié·e·s aux peuples originels dans l’art contemporain latino-américain ; il y sera question aussi bien du regard que des artistes non autochtones ont pu porter sur leurs visions du monde que de la participation d’artistes autochtones en leur nom propre. Un accent sera mis sur le travail d’artistes femmes ou non binaires.
Une représentation avec participation suppose de créer des alliances, d’ouvrir des portes et de soutenir les stratégies d’autonomisation des artistes et curateur·rice·s autochtones. Le processus de participation des artistes afrodescendant·e·s, actuellement en cours de consolidation, remonte à la fin du XXe siècle2 ; la présence des peuples originels dans l’art contemporain est plus récente et s’inscrit dans le contexte post-pandémique.
Non qu’aucune tentative n’ait jamais été faite pour revaloriser ou intégrer l’imaginaire préhispanique dans l’art latino-américain. Une tradition indigéniste s’exprime dès la formation des États latino-américains au XIXe siècle ; dans les années 1920 et 1930, le muralisme mexicain et l’indigénisme péruvien en présentent deux témoignages remarquables. On observe également un indigénisme abstrait dans l’œuvre d’artistes comme Elena Izcue (1889-1970) au Pérou ou Rosa Acle (1919-1990) en Uruguay.
Claudia Andujar, Xirixana Xaxanapi thëri mistura mingau de banana em cocho suspenso, capaz de armazenar até 200 litros de alimento para as festas, Catrimani [Xirixana Xaxanapi thëri mélange de la bouillie de banane dans une auge suspendue capable de stocker jusqu’à 200 litres de nourriture pour les cérémonies, Catrimani], de la série A casa [Maison], 1974, agrandissement gélatino-argentique sur papier mat à base de fibres Ilford Multigrade Classic, avec virage au sélénium, agrandissement par Elisabete Savioli, São Paulo, courtesy Galeria Vermelho © Claudia Andujar
Depuis les années 1970, la photographie éthique, esthétique et politique de Claudia Andujar (1931-), artiste brésilienne d’origine suisse installée à São Paulo, nous donne à voir les communautés yanomami3. En dénonçant publiquement l’usurpation de leurs terres, les politiques extractivistes et la déforestation de l’Amazonie, elle fournit un exemple d’activisme pour la défense des conditions de vie et de la culture des Yanomami. Cependant, ceux-ci n’ont pas leur mot à dire sur la manière dont l’artiste met ses histoires et ses affects en récit.
L’œuvre de la Brésilienne Anna Bella Geiger (1933-) aborde également la question autochtone. Ses photo-performances évoquent l’exotisation causée par le tourisme lorsqu’il tend à effacer l’identité, la culture et les problématiques spécifiques aux populations autochtones.
Cecilia Vicuña, Quipu Menstrual at La Moneda [Quipu mensturel à la Moneda], 2006, performance de rue devant le palais du gouvernement, Santiago, photo : Rodrigo Chodil © Courtesy Cecilia Vicuña
Cecilia Vicuña, Kon Kon, 2006, vidéo HD, 53 min. 55 s., couleur, son, en espagnol avec sous-titres anglais, photo : Pilar Polanco © Courtesy Cecilia Vicuña
Cecilia Vicuña, Cantos del Agua [Chants de l’eau], 2015, performance improvisée avec son et tricot, Galería Patricia Ready in Chile, janvier 2015, photogrammes par Antonio Pozo © Courtesy Cecilia Vicuña
Avec ses quipus et son chant, l’artiste chilienne Cecilia Vicuña (1948-) évoque, présente et mobilise quant à elle une conception générale et abstraite de l’existence des Autochtones. L’artiste s’est prêtée à une étude génétique destinée à prouver ses origines autochtones ; son œuvre renvoie cependant à une identité générique, dont la voix est étrangère aux problématiques autochtones du présent.
Nelbia Romero, Sal-si-puedes [Sors si tu peux], 1983, documentation de la performance, photographie en couleurs, courtesy Teresita Romero Cabrera © Nelbia Romero
Nelbia Romero, Sal-si-puedes [Sors si tu peux], 1983, documentation de la performance, photographie en couleurs, courtesy Teresita Romero Cabrera © Nelbia Romero
Enfin, la dénonciation du génocide des peuples autochtones apparaît dans la production de l’artiste uruguayenne Nelbia Romero (1938-2015). Son œuvre Sal-si-puedes [Sors si tu peux, 1983] évoque le massacre des Charrúas en 1831 et met en relation la violence fondatrice dont est né l’État uruguayen au XIXe siècle et celle de la dictature militaire de 1973-19854.
Les imaginaires indigénistes se sont vus puissamment réactivés dans le contexte du cinquième centenaire de la conquête de l’Amérique. Cet engouement s’est exprimé à l’échelle internationale, par exemple dans le cadre d’une exposition comme Magiciens de la Terre (Centre Pompidou, Paris, 1989).
Maruch Sántiz Gómez, Es malo sonar las semillas del chile [Il est mauvais de faire soner les graines de piment] de la série série Creencias de nuestros antepasados [Croyances de nos ancêtres], 1994, épreuve gélatino-argentique et texte en tzotzil, 57,5 x 47,5 cm, courtesy OM Art © Maruch Sántiz Gómez
Maruch Sántiz Gómez, No mencionar el nombre de la hoja de bejao al envolver tamales [Ne pas mentionner le nom de la feuille de bejao lorsqu’on emballe les tamales] de la série Creencias de nuestros antepasados [Croyances de nos ancêtres], 1994, épreuve gélatino-argentique et texte en tzotzil, 57,5 x 47,5 cm, courtesy OMR © Maruch Sántiz Gómez
Maruch Sántiz Gómez, Para evitar que caigan granizos grandes [Pour empêcher la chute de gros grêlons] de la série Creencias de nuestros antepasados [Croyances de nos ancêtres], 1994, épreuve gélatino-argentique et texte en tzotzil, 57,5 x 47,5 cm, courtesy OMR © Maruch Sántiz Gómez
Depuis les années 1990, l’œuvre de l’artiste tzotzil Maruch Sántis Gómez (1975-), originaire de l’État du Chiapas, au Mexique, laquelle n’a bénéficié d’aucune formation artistique et ne parlait pas l’espagnol, suscite une certaine reconnaissance. M. Sántis Gómez a appris la technique de la photographie et du développement auprès de John Taboa et de María Maronel à l’occasion d’un atelier organisé dans son village. En 1991, elle commence la série Creencias de nuestros antepasados [Croyances de nos ancêtres], où elle recueille des expressions caractéristiques du savoir de sa communauté afin d’en préserver la mémoire. Chaque phrase est accompagnée d’une photographie représentant des graines, des feuilles ou des animaux, au gré d’une poétique complexe associant images et textes. Bien que M. Sántis Gómez se définisse comme artiste et que son œuvre soit représentée par une galerie et dans plusieurs collections privées et publiques (par exemple celles du musée Reina Sofía et de la collection Daros), le monde de l’art n’a montré pour son travail qu’un intérêt de circonstance. Son cas est ainsi significatif du fonctionnement de ceux et celles d’entre nous qui détiennent un pouvoir d’intervention dans le monde de l’art.
Portrait de Juana Marta Rodas et de Julia Isídrez
Portrait de Juana Marta Rodas et de Julia Isídrez
Portrait de Julia Isídrez
Les autochtones ont connu et connaissent une forte visibilité au Paraguay, grâce notamment aux propositions théoriques et à la démarche d’acquisition de Ticio Escobar (1947-) et de Ricardo Migliorisi (1948-2019) autour du Museo del Barro, à Asuncion. Le musée présente un vaste ensemble de productions émanant de cultures autochtones contemporaines, qu’il associe, de façon extrêmement originale, à des œuvres d’art colonial et contemporain. Ses salles sont empreintes de beauté davantage que d’exotisme, lecture à laquelle les remarquables ouvrages de T. Escobar La belleza de los otros. El arte indígena del Paraguay (1993) et La maldición de Nemur. Acerca del arte, el mito y el ritual de los indígenas Ishir del Gran Chaco Paraguayo (2006) fournissent une base théorique5. Cependant, le Museo del Barro mis à part, les communautés autochtones ne possèdent aucune représentation organisée dans les institutions de l’art contemporain.
Dans cette collision des œuvres et des époques, T. Escobar s’est également mis en quête d’artisans et artisanes explorant des formes inédites, au-delà de celles propres aux traditions de leur communauté. Juana Marta Rodas (1925-2013) et sa fille Julia Isídrez (1967-), toutes deux artistes du feu et de la céramique, ont ainsi ébranlé les méthodes traditionnelles de leur médium en s’appropriant les grands fours introduits dans les années 1980 par la Banque interaméricaine de développement. Les artisanes ont d’abord délaissé ces fours après leur construction, dont elles ne voyaient pas l’utilité pour les petites pièces qu’elles produisaient alors. Ce n’est que des années plus tard qu’elles se les sont appropriés et les ont remis en service, bousculant au passage les dimensions et les formes de leur production céramique, où l’on retrouve des échos de la culture guarani, d’urnes funéraires ou de récipients pour l’eau ou la nourriture. Des références à une animalité fantastique, imaginée, métisse s’y mêlent, tandis que le caractère démesuré du format fait éclater la fonction de l’objet. Bien que les deux artistes aient été exposées à la Documenta XIII, à Cassel, en 2012, elles n’ont pas été pleinement intégrées au champ de l’art contemporain ; une fois encore, l’attention critique s’est avérée de circonstance.
Seba Calfuqueo, A imagen y semejanza [Image et ressemblance] (détail), 2018, installation, une photographie, 110 x 65 cm, deux photographies, 2 x 4 cm, étagère et loupe, enregistrée par Diego Argote © Courtesy Seba Calfuqueo
Seba Calfuqueo, A imagen y semejanza [Image et ressemblance] (détail), 2018, installation, photographie (110 x 65 cm), deux photographies (2 x 4 cm), étagère et loupe, enregistrée par Diego Argote © Courtesy Seba Calfuqueo
Au Chili, l’artiste d’origine mapuche Seba Calfuqueo (1991-), non binaire, aborde dans ses installations et ses vidéos les thèmes de la migration, de la déterritorialisation et de la construction des relations entre érotisme, pornographie et photographie au XIXe siècle. Une de ses installations confronte par exemple la photographie érotique d’une femme européenne nue, celle d’une femme d”origine yagan (réalisée en 1882-1883) et un autoportrait représentant l’artiste dans l’attitude des deux modèles. S. Calfuqueo met ainsi en tension la conception européenne de la sexualité et sa propre sexualité non binaire, non essentialiste.
Au sujet des Yanomami, dont le peuplement se répartit entre le Venezuela et le Brésil, on peut observer une évolution récente, le marché ayant conféré une visibilité nouvelle à des artistes comme Sheroanawe Hakihïwe (1971-), de la communauté de Pori Pori (Venezuela), qui produit des dessins sur fibres naturelles. C’est au début des années 1990 que S. Hakihïwe découvre l’art contemporain, à l’occasion d’un atelier de fabrication de papier artisanal sous la direction de l’artiste mexicaine Laura Anderson Barbata (1958-). En 2020, le musée d’Art latino-américain de Buenos Aires (MALBA) achète un ensemble de ses œuvres. En 2022, il expose à l’Armory Show de New York (galerie Marlborough) aux côtés de L. Anderson Barbata.
Au Brésil également, la représentation des peuples autochtones dans le champ de l’art contemporain a connu des progrès significatifs. En 2014, l’exposition Histórias mestiças, à l’Institut Tomie Ohtake, dans le cadre de la 31e Biennale de São Paulo, présentait des dessins yanomami anonymes de la collection de C. Andujar. Artistes et curateur·rice·s autochtones interviennent aujourd’hui en leur nom propre.
Un certain nombre de conflits témoignent cependant de la complexité du débat. En 2019, Sandra Benites, du peuple guarani nhandewa, est nommée conservatrice du musée d’Art de São Paulo (MASP) ; elle est la première femme autochtone à occuper ce poste, suscitant jusqu’à l’intérêt du New York Times. L’article rapporte l’intention de S. Benites d’inviter des femmes artistes « d’ethnies et de disciplines diverses, comme une performeuse guajajara, une photographe karajá, une peintre huni kuin et des artistes audiovisuelles guarani et maxakali », afin que celles-ci deviennent, selon S. Benites, les « protagonistes de leur voix propre6 ». En mai 2022, elle démissionne du commissariat de l’exposition Historias indígenas, en compagnie de la curatrice Clarissa Diniz. Dans une tribune, les deux chercheuses dénoncent l’éviction par le MASP de photographies du Mouvement des sans-terre au prétexte qu’elles auraient été proposées hors délai ; or, selon S. Benites et C. Diniz, aucun rétroplanning ne leur aurait été soumis et la décision du musée dissimulerait donc une forme de censure7. Les institutions du monde de l’art prétendent élargir la représentation des autochtones ; encore faut-il que le dialogue soit rendu possible.
Inaugurée dans la période tourmentée qui a suivi la pandémie, la 34e Biennale de São Paulo a fait du concept de diversité (artistes femmes, afrodescendant·e·s, autochtones) la clé de son édition 2021. Sélectionné, l’artiste et militant macuxi Jaider Esbell (1979-2021) s’était proposé d’inviter d’autres artistes de sa communauté à exposer au musée d’Art moderne de São Paulo. L’artiste s’est ensuite plaint dans une interview des difficultés suscitées par son projet ; les organisateur·rice·s de la biennale, en particulier, n’auraient guère été disposé·e·s à présenter d’autres œuvres que les siennes8. T. Escobar jette un regard pessimiste sur cette biennale : son intérêt pour la diversité témoigne à ses yeux avant tout d’un virage du marché curatorial9. Une distance politique et symbolique sépare en effet des attitudes telles que s’exprimer au nom de, s’exprimer par empathie, pour prendre part au débat et s’exprimer depuis le point de vue des exclu·e·s et des subalternes.
Pablo José Ramírez, conservateur à la Tate, originaire du Guatemala où se déploie également son activité professionnelle, étudie les relations entre les expressions plastiques préhispaniques et précoloniales et l’art contemporain. Partant de l’idée de « cultures planétaires » (et non « globales », terme lié au capitalisme financier), il développe un discours postidentitaire, perméable, ouvert aux connexions. Ces perspectives s’élaborent en Europe, où sa propre expérience de métis rencontre les mêmes matrices conceptuelles et discursives ; cette expérience correspond à une subalternité qu’il a désormais abandonnée afin de se transformer en sujet métis global. C’est depuis Londres qu’il s’est mis en quête d’une distance épistémique au-delà de l’identitaire. Mais ceux qui persistent à vivre dans leurs contextes d’origine sont-ils capables d’une telle distance ? Celle-ci est-elle réellement accessible aux artistes du Chaco paraguayen, de l’Amazonie ou du peuple mapuche, qui persistent à défendre leur territoire et leur culture, non contre le cosmopolitisme mais contre les ravages du capitalisme ?
Lorsque en 2017 nous avons organisé avec Cecilia Fajardo-Hill l’exposition Radical Women. Latin American Art. 1960-1985, peu d’artistes liées aux visions autochtones du monde participaient à la scène artistique et leur présence était donc réduite. Celles d’entre elles qui se trouvent aux frontières du monde de l’art sont occasionnellement invitées à participer à des expositions collectives ou à des biennales – avant de retomber dans l’oubli. Pour reprendre les termes de R. Paulino, elles sont représentées mais elles ne participent pas. Mais il semble que nous nous trouvions aujourd’hui à un moment charnière, à partir duquel les artistes femmes et non binaires autochtones pourront enfin apporter une contribution essentielle à l’élargissement du débat culturel.
Andrea Giunta est directrice de recherche au CONICET, Argentine. Elle est également professeure d’art latino-américain moderne et contemporain à l’université de Buenos Aires, où elle a obtenu son doctorat. Co-commissaire de l’exposition Radical Women. Latin American Art. 1960-1985 (Hammer Museum, Los Angeles ; Brooklyn Museum, New York ; Pinacothèque de São Paulo, 2017-2018). Directrice artistique de la 12e Biennale de Porto Alegre Femenino(s). Visualidades, acciones, afectos (2020) et commissaire de l’exposition Puisqu’il fallait tout repenser (galerie Rolf, Buenos Aires, 2020 ; Les Rencontres d’Arles, 2021). Autrice de Feminismo y arte latinoamericano. Historias de mujeres que emanciparon el cuerpo (Mexico, Siglo XXI, 2018).
Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.