Guerrilla Girls, Les Avantages d’être une femme artiste, 1988, impression, 46 x 55,6 cm, © Brooklyn Museum.
« Si sa fonction de femelle ne suffit pas à définir la femme, si nous refusons aussi de l’expliquer par “l’éternel féminin” et si cependant nous admettons que, fût-ce à titre provisoire, il y a des femmes sur terre, nous avons donc à nous poser la question : qu’est-ce qu’une femme ? […] Si je veux me définir je suis obligée d’abord de déclarer : “Je suis une femme” ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre affirmation1. »
Portrait de groupe des tisserandes dans leur atelier du Bauhaus, 1928, © Photo Lux Feininger. Bauhaus-Archiv, Berlin
« Qu’est-ce que la-femme ? Branle-bas général de la défense active. Franchement c’est un problème que les lesbiennes n’ont pas, simple changement de perspective, et il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes2. »
Carol Rama, Opera no. 47, 1940, aquarelle et pastel sur papier, 34,5 x 24,5 cm © Photo : Pino Dell’Aquila © Archivio Carol Rama, Turin
La recherche qui nous a occupé·e·s à examiner le manque d’artistes non-hétérosexuelles et/ou transgenres sur le site d’AWARE (un manque numérique, mais aussi un manque d’indications biographiques pour certain·e·s, qui permettraient la construction de lignées lesbiennes et queer) nous pousse légitimement à nous interroger sur la nécessité de l’existence même d’une catégorie « femme » parmi les artistes.
Jusqu’à aujourd’hui, des générations d’artistes femmes ont souhaité se désidentifier3 d’une catégorie créée pour elles, lorsque leurs collègues masculins n’avaient aucun adjectif accolé à leur fonction. Si l’on ne parle pas « d’artistes hommes », c’est que l’artiste s’entend par défaut au masculin dans l’histoire de l’art consacrée4. De ce fait, les femmes voulant se voir donner le statut d’artiste sont prises dans un paradoxe : nier la prétendue particularité « d’être femme » ne leur permet pourtant pas d’être incluses dans un canon universaliste résolument masculin. Le titre de « grand artiste », pour paraphraser Linda Nochlin, leur est refusé, car elles sont victimes des préjugés sexistes portés sur l’art réalisé par des femmes, qu’elles aient décidé ou non de revendiquer leur appartenance au groupe des femmes. Ainsi, la pratique de sculptures de laine de Sheila Hicks (née en 1934) a longtemps été reléguée du côté des arts décoratifs, une distinction qui a été le produit même des avant-gardes du XIXe siècle5. L’art sexuel et provocateur de Carol Rama (1918-2015), les expérimentations de représentation génitale non-binaire de Dorothy Iannone (née en 1933) ont été toute leur vie l’objet de censure6, lorsque leurs contemporains masculins faisaient florès dans la sexualisation de corps féminins célébrant l’élan hétérosexuel masculin.
Les conquêtes relativement récentes du féminisme, notamment dans les histoires de l’art, permettent de sortir de cette ornière : revendiquer être une artiste et une femme, c’est, à certains endroits, pouvoir gagner une place que les politiques de représentation ont peiné à finalement obtenir. Ainsi, petit à petit, il peut devenir positif de se dire « femme » et « artiste », et de se faire porter par une vague ascendante pour laquelle plusieurs générations de féministes ont lutté7.
Sheila Hicks, Atterrissage, Landing, 2014, pigments, fibres acryliques, 480 x 430 x 260 cm, dimensions variables, © Photo : Zarko Vijatovic, © Galerie Frank Elbaz, Paris, © ADAGP, Paris
Cette difficulté autour de la revendication d’une identité de femme ou de femme artiste fait naître un doute existentiel : finalement, qu’est-ce qu’une femme ? Rappeler, à l’aide des écrits de Simone de Beauvoir et de Monique Wittig, qu’il s’agit d’un terme construit qu’il convient de dénaturaliser nous pousse à questionner son actualité. Si « on ne naît pas femme, on le devient » et si « les lesbiennes ne sont pas des femmes », quel intérêt avons-nous à continuer à revendiquer ce mot ?
La parution des travaux traitant des transidentités8 depuis les années 1990 a permis d’établir que la présence d’organes génitaux et reproducteurs femelles dans un corps n’assurait pas à son porteur ou sa porteuse une identité féminine.9 Nous continuons à utiliser les deux catégories principales issues de la différence sexuelle bien que les termes d’homme et de femme recoupent difficilement une multitude de réalités. La tentation est grande d’abandonner l’utilisation exclusive du mot « femme », comme l’ont suggéré par exemple certaines militantes anglo-saxonnes en popularisant le terme « womyn » dans les années 1970, ou plus récemment celui de « womxn », utilisé dans les cercles antiracistes queer et transgenres, et considéré plus inclusif.
Sans titre (« I sell the shadow to support the substance. »), vers 1864, épreuve albumine montée sur papier, 10 x 6,2 cm © Library of Congress Washington
Les combats de la fin du XXe siècle des femmes noires et des femmes transgenres pour avoir leur place dans les luttes féministes aux côtés des femmes cisgenres blanches sont pourtant loin d’avoir relégué le terme « femme » au passé.
La critique d’art et penseuse africaine-états-unienne bell hooks, dans son livre Ain’t I a Woman. Black Women and Feminism paru en 198210, dénonce le caractère foncièrement raciste des mouvements féministes états-uniens11. Dans tous les domaines, les luttes féministes ont fait passer l’expérience des femmes blanches pour l’expérience de toutes les femmes, invisibilisant de fait les expériences non-blanches, ce qui a permis de nier l’identité des femmes racisées. Cette réflexion est présente dès 1851 dans le discours de Sojourner Truth à la convention états-unienne pour les droits des femmes. À plusieurs reprises lors de son intervention, la militante abolitionniste se serait adressée à l’assistance en lui demandant : « Ne suis-je pas une femme12 ? », pointant ainsi l’exclusion de fait des femmes esclaves des discussions sur les droits des femmes. Dans sa publication de 1982, bell hooks retrace une histoire de cette exclusion, montrant que la réussite des mouvements des droits civiques et des luttes antiracistes aux États-Unis a reposé sur une tradition patriarcale. De même, dans les mouvements féministes, l’analogie avec l’esclavage utilisée pour décrire le sort des femmes13 : a propagé l’idée du caractère mutuellement exclusif de deux identités. Comme si les femmes esclaves n’avaient pas été victimes d’une oppression particulière due à leur appartenance au groupe des femmes. Dans son introduction à l’ouvrage, la cinéaste Amandine Gay souligne ainsi la nécessité de questionner l’intersectionnalité du féminisme plutôt que son inclusivité14. Une pensée féministe intersectionnelle permet d’articuler plusieurs systèmes d’oppression et non d’ajouter, comme un satellite, une oppression à une autre jugée plus centrale ou plus essentielle. bell hooks montre que les femmes noires ont souffert en même temps de formes de sexisme et de racisme qui font perdurer jusqu’à aujourd’hui des perceptions stéréotypées des identités15.
L’inclusion des femmes transgenres dans les cercles féministes non-mixtes est une question qui agite les féministes depuis plus de quarante ans. En 1979, l’autrice lesbienne radicale Janice Raymond décrit dans un livre sa peur d’une prétendue destruction des mouvements féministes et lesbiens par les femmes transgenres qui continueraient d’introduire une « énergie masculine » dans les lieux non-mixtes, visant ainsi à rendre inopérantes les avancées des mouvements féministes16. Cette opinion pour le moins paranoïaque et injustifiée a été relayée jusqu’en 2015 par l’important Michigan Womyn’s Music Festival, un festival états-unien organisé en non-mixité lesbienne, qui a maintenu l’exclusion des femmes trans jusqu’à ce que la controverse semble mettre fin à son existence. En France en 2020, les propos de Marguerite Stern17, ancienne femen à l’origine de collages dénonçant les violences faites aux femmes, ont relancé cette forme de féminisme transphobe qualifié de « TERF » (Trans-Exclusionary Radical Feminist).
Dorothy Iannone, Wiggle your Ass for Me, 1970, huile sur toile, 190 x 150 cm, © Photo : Jochen Littkemann, Tate Modern collections, Londres, Grande-Bretagne, Courtesy the artist and Air de Paris, Romainville
Plusieurs voix de femmes transgenres ont combattu ce type d’exclusion et de discrimination. En 1987, Sandy Stone, étudiante de l’historienne de la biologie et penseuse féministe Donna Haraway, publie avec The Empire Strikes Back. A Posttransexual Manifesto18 une réponse aux arguments de Janice Raymond. Le texte est considéré comme pionnier des études trans. À sa suite, le travail de Julia Serano dans son ouvrage Whipping Girl19 s’attache à décrire une généalogie des représentations des personnes trans dans les cultures cisgenres transphobes et notamment la forme particulière de sexisme qui opprime les femmes transgenres, la transmisogynie. Elle développe également le concept de « genre expérientiel » qui permet de rendre compte des différentes expériences de la féminité. « En insistant sur le fait que les femmes trans ne pourraient pas savoir ce qu’est “se sentir femme”, ce sont [les femmes cisgenres] qui sont présomptueuses. Elles le sont en supposant orgueilleusement que les autres femmes vivent leur genre féminin de la même façon qu’elles […]. Toute affirmation qu’une telle plutôt qu’une autre posséderait une meilleure connaissance du genre féminin et de la féminitude est emplie d’un sentiment de surlégitimité caractéristique et nie l’infinie diversité des façons de vivre sa propre féminitude et d’habiter le genre féminin20. »
Le livre de Julia Serano constitue un véritable manifeste pour un transféminisme intersectionnel et une utilisation extensive du mot « femme » pour qualifier des expériences de vie diversifiées. Ce dernier persiste pour nous aujourd’hui, non comme l’unique contrepoint du mot « homme » dans une conception binaire de l’existence, mais comme un terme riche des différents débats qui ont animé les féminismes depuis le discours de Sojourner Truth. Le terme de « femme artiste » devient ainsi porteur de nouvelles potentialités réflexives : il ne vise plus à décrire une réalité biologique simpliste et reconnaît au contraire aux artistes une minorité politique qui nous permet d’analyser la place de leur travail dans l’histoire à l’aune de leurs positions relatives de privilège et de discrimination.
Née en 1979, Isabelle Alfonsi est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’University College de Londres. En 2009, elle a créé Marcelle Alix, galerie d’art contemporain située à Belleville, qu’elle codirige avec Cécilia Becanovic. Elle élabore depuis 2014 des conférences sur les lignées d’un art queer contemporain, dont certaines ont été performées en drag. Son ouvrage d’histoire de l’art féministe sur le sujet, Pour une esthétique de l’émancipation, est paru aux Éditions B42, à Paris, en 2019.