Entretiens

Les artistes femmes dans l’œil de Floriane de Saint Pierre

24.06.2022 |

Martha Rosler, Woman With Vacuum, or Vacuuming Pop Art, de la série Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain, vers 1966-1972, photomontage © Nicolas Brasseur

Floriane de Saint Pierre n’avait que 26 ans quand elle a fondé son cabinet de conseil en recrutement devenu une référence incontournable du domaine du luxe. Engagée dans la valorisation des femmes dans les entreprises, présidente depuis 2020 des Amis du Centre Pompidou, mécène principal du Musée national d’art moderne, elle soutient l’association AWARE depuis ses débuts. Sa collection d’art contemporain s’est naturellement orientée vers la représentation des artistes femmes. Des avant-gardes des années 1920 aux jeunes talents contemporains, Floriane de Saint Pierre garde l’œil ouvert sur toutes celles qui écrivent ou ont écrit l’histoire de l’art et qui souvent en ont été oubliées. Sa collection se veut une plate-forme de recherche et de découverte en perpétuelle évolution.

Marion Vignal : À quel moment avez-vous décidé d’orienter exclusivement votre collection sur le travail des artistes femmes ? Quel a été votre cheminement vers ce choix ?

Floriane de Saint Pierre : Le véritable pivot a été ma rencontre avec Camille Morineau et ma visite en compagnie de celle-ci de l’exposition Elles@centrepompidou, dont elle était la commissaire. Cette exposition, qui s’est tenue en 2009, proposait une lecture des collections du Musée national d’art moderne au travers d’œuvres d’artistes femmes. Dès que j’ai commencé à travailler à la fin des années 1980, j’ai acheté des œuvres qui m’interpellaient, sans démarche construite. Martin Kippenberger, Ben, Niki de Saint Phalle, César ont été parmi les premiers artistes dont j’ai acquis des pièces. Je ne me considérais pas comme une collectionneuse et n’aimais d’ailleurs pas l’idée d’accumuler. Ce sont mes conversations avec Camille, sa décision de créer AWARE en 2014, la découverte ainsi de l’ampleur de la méconnaissance du travail des artistes femmes, la prise de conscience de cette « jambe manquante » de l’histoire de l’art qui m’ont passionnée. La constitution progressive d’une collection a été ma façon de m’engager pour contribuer à une meilleure connaissance et reconnaissance des artistes femmes.

Les artistes femmes dans l’œil de Floriane de Saint Pierre - AWARE Artistes femmes / women artists

Annette Messager, Le Cœur, de la série Mes Vœux sous filet, 1998-1999, épreuves gélatino-argentiques encadrées, filet et cordes © Nicolas Brasseur

MV : Quel était votre rapport aux artistes femmes avant cette collection ?

FSP : Jusque-là, je n’avais jamais réfléchi spécifiquement aux artistes femmes, même si le travail de certaines d’entre elles m’avait marquée. Ainsi, en 1984, j’ai été bouleversée par l’exposition dédiée à Annette Messager par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Je me suis promis qu’un jour j’achèterai une œuvre de cette artiste, ce que j’ai pu faire quinze ans plus tard. Le Cœur, de la série Mes vœux sous filet, fait donc partie de mes premières acquisitions et n’a pas quitté mon bureau depuis lors. Quelques années après, en 1994, ma mère, qui réalisait, grâce à des prêts de galeries, des installations d’avant-garde destinées au public dans une demeure familiale en Bretagne, consacrait une édition aux artistes femmes : j’y découvris notamment Rebecca Horn, Rosemarie Castoro, Eva Hesse ou encore Gisèle Freund. Consciente de leur sous-représentation, elle voulait ainsi leur rendre hommage. Cette exposition a certainement participé à éveiller ma sensibilité à l’égard des artistes femmes.

MV : Il y a aussi eu ce jour où Camille Morineau est venue chez vous et vous a donné un éclairage inattendu sur un tableau familial…

FSP : Oui, tout à fait, ce moment fut très amusant ! Camille Morineau vient à la maison et s’arrête devant un immense portrait du XIXe siècle. Cette toile qui va du sol au plafond représente une femme, d’une grande beauté, tenant dans sa main gauche une canne à pommeau. Sa main droite pointe un lieu sur une pierre – une pose royale à la Hyacinthe Rigaud – mais, sous son chapeau, ses cheveux défaits tombent en cascade jusqu’à sa taille. J’ai toujours su qu’il s’agissait de mon arrière-grand-tante, Marthe de Saint Pierre, qui n’a pas eu de descendance. Camille attira mon attention sur la pose si singulière du modèle et l’identité de l’artiste, Frédérique Vallet-Bisson – une femme. Elle m’apprit que celle-ci avait été vice-présidente de l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Frédérique Vallet-Bisson milita pour la reconnaissance des artistes femmes et représenta la France en 1893 à l’Exposition universelle de Chicago, au sein du Woman’s Building [Pavillon de la femme]. Que cette aïeule choisisse une artiste femme si engagée pour réaliser son portrait qui la montre dans une attitude de pouvoir m’a frappée. Pour la Bretonne que je suis, ce choix ne pouvait pas être tout à fait une coïncidence ! C’est alors que j’ai décidé que cette lointaine parente serait la marraine de mon engagement en faveur des artistes femmes. Mais avant toute chose, il me fallait travailler, apprendre encore et encore.

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Anna Beöthy Steiner, Absztrakt kompozíció [Composition abstraite], 1927, gouache sur papier © Nyima Marin

MV : Qu’avez-vous mis en place pour cela ?

FSP : Finalement, il y a trois facettes à ce nouvel engagement : apprendre, soutenir et témoigner. Camille Morineau, qui venait de quitter le Centre Pompidou pour créer AWARE, nous a accompagnés, mon époux et moi-même, dans cette démarche d’immersion pour apprendre l’histoire de l’art au féminin et débuter la collection. En parallèle, Camille m’a demandé de l’aider à trouver des financements pour AWARE, ce que j’ai fait. J’ai tout de suite été convaincue de la nécessité de soutenir financièrement la recherche au plus haut niveau scientifique, pour permettre une meilleure connaissance et reconnaissance des artistes femmes. L’équité et la justice sont des valeurs qui m’importent. Qu’à talent égal les artistes femmes bénéficient de la même reconnaissance que leurs homologues masculins est une question de simple justice. Enfin, témoigner se traduit notamment par des prêts aux institutions. Ainsi, Cecilia Alemani, commissaire de l’actuelle Biennale de Venise et de l’exposition The Milk of Dreams, m’a demandé de prêter une œuvre de Marie Vassilieff, achetée il y a plusieurs années en salle de ventes : c’est une petite photo des années 1920-1930. Marie Vassilieff était une peintre et sculptrice russe qui tenait aussi cantine pour les artistes de l’avant-garde dans sa maison du quartier de Montparnasse à Paris (la villa Vassilieff est désormais le siège de l’association AWARE). Elle fait d’ailleurs partie de l’exposition Pionnières. Artistes dans le Paris des Années folles au musée du Luxembourg, pour laquelle j’ai eu le plaisir de prêter deux œuvres d’Anna Beöthy-Steiner, une formidable peintre hongroise de l’abstraction des années 1920, encore très méconnue.

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Ulrike Rosenbach, Art is a Criminal Action [L’art est une action criminelle], no 4, 1969-1970, épreuve gélatino-argentique sur papier baryté © Nicolas Brasseur, © adagp

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Carlotta M. Corpron, Winds Between the Worlds, vers 1948, épreuve gélatino-argentique sur papier Agfa mat © Nicolas Brasseur

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Ida Lansky, Blueprint, années 1950, épreuve gélatino-argentique d’époque © Nicolas Brasseur

MV : La production des artistes femmes est certes encore mal connue, mais vaste. Sur quelle période ou thématique avez-vous décidé de vous concentrer pour construire votre collection ?

FSP : Les années 1960 à 1980, dans lesquelles j’ai grandi, se sont imposées dès le départ. Une section est dédiée aux artistes pop et féministes de cette période : Eulàlia Grau, Christa Dichgans, Ulrike Rosenbach, Natalia LL, Ewa Partum, Gina Pane, Ana Mendieta, ORLAN, etc. En parallèle, Camille Morineau m’a fait découvrir que la photographie était un médium intrinsèquement lié aux artistes femmes. En effet, celle-ci leur permettait de gagner leur vie grâce aux commandes, en particulier publicitaires, tout en poursuivant leur pratique artistique. On peut citer par exemple Dora Maar, Germaine Krull ou Grete Stern. Ce constat m’a conduite à m’attacher aux photographes femmes des années 1920 à aujourd’hui, avec notamment une section dédiée à l’abstraction photographique : Margaret De Patta et ses photogrammes en Californie dans les années 1930, le mouvement du Texas Bauhaus à Denton dans les années 1940… Des œuvres de Carlotta Corpron, Ida Lansky et Barbara Maples ont d’ailleurs été incluses dans la formidable exposition Elles font l’abstraction au Centre Pompidou en 2021, sous le commissariat de Christine Macel et Karolina Lewandowska. Mais aussi Lou Landauer en Israël, Běla Kolářová à Prague ou, plus récemment, les Américaines Barbara Kasten et Ellen Carey. Le rôle et la place des femmes dans les avant-gardes me passionnent. Un siècle après, cette période apparaît toujours comme incroyablement inspirante. Ces artistes femmes ont exploré tous les champs de la création, y compris la danse, la musique, le cinéma, le design, le textile, la performance. Elles avaient une démarche naturellement transversale. Mais, bien sûr, la création contemporaine m’intéresse aussi énormément, avec pour fil rouge la photographie mais également, depuis plusieurs années, les artistes du continent africain et de la diaspora : Zanele Muholi évidemment, et encore Mimi Cherono Ng’ok, Lebohang Kganye, Alice Mann, Ana Silva.

MV : Comment mettez-vous la main sur ces trésors ? Quelle est votre méthode de recherche ?

FSP : Je lis énormément, tard le soir, mon seul moment « à moi ». Je travaille à partir de livres, de monographies, de catalogues d’expositions passées. AWARE est bien sûr une source exceptionnelle d’informations. Les galeries font également un formidable travail de redécouverte des artistes femmes. Certaines d’entre elles sont tombées dans l’oubli en raison de la guerre, de l’exil, de leur faible présence dans les institutions à leur époque ou encore parce qu’elles n’ont pas eu de descendance. Même reconnu en leur temps, leur travail a pu disparaître de la sphère publique pendant plusieurs décennies. Redécouvrir leurs vies, leurs cheminements intellectuels et artistiques me passionne. Rechercher leurs œuvres en galerie, dans les ventes aux enchères, ou leur acheter directement, lorsqu’elles n’ont pas de galerie, est toujours émouvant.

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Zanele Muholi, Misiwe IV, Biljmer, Amsterdam, 2017, épreuve gélatino-argentique © Nicolas Brasseur

MV : Finalement, toutes ces artistes composent une forme de constellation. Il existe des liens réels ou imaginaires entre elles…

FSP : Oui, bien entendu, certaines se connaissaient bien ! La collection explore plusieurs thèmes qui les font dialoguer : le pop et le féminisme, l’abstraction, mais aussi les sujets de la poupée, de la mariée, de l’autoportrait. Ce dernier, toujours fascinant lorsqu’il s’agit d’artistes femmes, est notamment représenté dans la collection par des œuvres de Claude Cahun, Sophie Calle, Esther Ferrer, Gisèle Freund, Eva Fuka, Nan Goldin, Françoise Janicot, Zanele Muholi. J’ai aussi une pensée pour Raymonde Arcier. J’ai découvert le travail de cette dernière en acquérant L’Héritage, un petit livre d’artiste, puis à La Maison rouge qui avait inclus son installation Au nom du Père dans l’exposition L’Esprit français. Contre-cultures, 1969-1989. Pour créer cette œuvre monumentale, Raymonde Arcier s’était fabriqué des aiguilles à tricoter avec des manches à balai. Je l’ai contactée, rencontrée : c’était passionnant de l’entendre parler de son œuvre, du MLF. Cette artiste n’ayant pas de descendance, je me suis demandé ce qu’allait devenir Au nom du Père après l’exposition. J’en ai parlé au Centre Pompidou qui l’a présentée en commission d’acquisition. J’ai acquis la pièce pour moitié et fait un don conjoint avec Raymonde Arcier au Musée national d’art moderne. Je suis extrêmement heureuse que son œuvre soit reconnue. Au nom du Père, exposée au Centre Pompidou juste après son entrée dans les collections, a ainsi acquis de la visibilité auprès du public.

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Hedda Sterne, Self-portrait [Autoportrait], sans date, collage, encre et crayon sur papier © Nicolas Brasseur

MV : Quel est l’autoportrait de votre collection que vous affectionnez particulièrement ?

FSP : C’est sans doute celui de l’artiste américaine d’origine roumaine Hedda Sterne. Membre de l’avant-garde surréaliste à Bucarest, elle fut après la guerre la seule femme du fameux groupe des Irascibles. La lecture de cet autoportrait réalisé dans les années 1930, qui associe un dessin et un collage, est infinie. Quand je le regarde, je me demande qui pouvait bien être cette femme qui, à l’âge de vingt-cinq ans, s’est représentée ainsi.

MV : Une collection n’est-elle pas aussi un autoportrait ?

FSP : Je suis une femme entrepreneure, passionnée par le travail des artistes femmes. Je consacre l’argent que je gagne à rassembler des œuvres pour contribuer à la meilleure diffusion possible de la connaissance à leur sujet. Il n’y a pas une seule pièce que je n’aime pas ou que j’ai acquise parce qu’il fallait l’avoir, donc oui, dans ce sens-là, c’est peut-être un autoportrait. Cette collection réunit une diversité de points de vue sur les artistes femmes. Je me reconnais, en effet, dans le fait qu’il y a toujours plusieurs façons de voir un sujet. Néanmoins, il y a tellement d’œuvres que j’aurais aimé ou que j’aimerais avoir – celles-ci constituent ma seconde collection, ma collection imaginaire ! Un autoportrait plus complet, sans doute !

MV : Cette collection exprime votre liberté, celle de ne pas suivre les modes, les terrains connus, de privilégier la découverte…

FSP : C’est effectivement une grande liberté que d’aller dans le peu connu, l’oublié ou le pas encore connu, de permettre à des artistes de refaire surface, d’aller découvrir les plus jeunes qui racontent l’époque actuelle.

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Francesca Hummler, Victory, de la série Unsere Puppenstube [Notre maison de poupées], 2021, impression jet d’encre numérique © Francesca Hummler

MV : Quelle est la place des jeunes artistes dans votre collection ?

FSP : Je sais que j’ai un peu plus de temps pour acheter leurs œuvres car elles sont en train de créer, mais cela ne m’empêche pas d’avoir des coups de cœur immédiats. J’ai par exemple acquis à Paris Photo Unsere Puppenstube de Francesca Hummler, étudiante américaine au Royal College of Art à Londres. C’est une série photographique inspirée de son histoire personnelle, du double exil de sa famille et de celui de sa sœur adoptive : une maison de poupées dans laquelle leurs mains de couleurs différentes se croisent. Ces images, reflets du sujet de l’identité, m’ont touchée.

MV : Est-ce important dans votre démarche de connaître personnellement les artistes de votre époque ?

FSP : Bien sûr, c’est toujours un immense enrichissement de rencontrer des artistes, des plus établis aux plus jeunes et de toutes les régions du monde. Les artistes ont en effet toujours un pas d’avance sur la société. J’admire leur courage, leur liberté, la manière dont ils et elles font avancer le monde. Et j’admire celles et ceux qui les soutiennent !

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