Kamala Ibrahim Ishaq en 2019 © Photo : Mohamed Noureldin, avec l’aimable autorisation du Prince Claus Fund
Lorsque j’étais directrice de la rédaction de la Revue noire dans les années 1990, j’étais constamment à la recherche d’artistes femmes lors de mes séjours dans différentes capitales africaines. En 2007, je fus invitée à rédiger une contribution sur l’Afrique pour le catalogue d’exposition Global Feminisms au Brooklyn Museum. Cette expérience me motiva à en apprendre davantage sur les artistes pionnières du continent et à participer à combler les lacunes de l’histoire de l’art africain. Par conséquent, je commençai à encourager de jeunes chercheurs et chercheuses ainsi que des institutions à entreprendre des initiatives similaires. En 2015, le Smithsonian National Museum of African Art (Washington D.C.) me confia pour mission de développer un programme dédié aux artistes africaines. La direction suivante choisit toutefois de ne pas le mettre en œuvre.
Bertina Lopes, La vita è una eruzione volcanica [La vie est une éruption volcanique], 1997, huile sur toile, 140 x 160 cm, © Bertina Lopes
Antoinette Lubaki, Sans titre, vers 1929, aquarelle sur papier, 55 x 73,5 cm, Courtesy Magnin-A, Paris, © Antoinette Lubaki, © Photo : Fabrice Gousset, Courtesy Cornette de Saint Cyr, Paris
Wissam Fahmy, fataat nubia [Jeune femme nubienne], 1973, huile sur toile, 65 x 55 cm
En France, la Saison Africa2020, que j’ai conçue et dirigée entre 2018 et 2021, m’a offert une opportunité majeure de faire progresser la réflexion autour de ces enjeux. L’un des trois axes centraux de ce projet inédit, le « Focus femmes1 », mettait à l’honneur les Africaines actives dans les arts, les sciences et l’entrepreneuriat. Ce volet comprenait une trentaine de projets, dont neuf expositions artistiques exclusivement dédiées aux œuvres d’artistes femmes, commissariées par des expertes issues de l’Afrique et de ses diasporas. En collaboration avec AWARE, j’ai créé un comité scientifique pour organiser le colloque « Reclaim: Narratives of African Women Artists2 », qui s’est tenu en ligne en avril 2021, ainsi qu’une série de publications sur les pionnières des arts visuels en Afrique. La Njabala Foundation, basée à Kampala (Ouganda) et fondée par Martha Kazungu en 2021, est l’une des initiatives qui a émergé de ce programme. Notre collaboration avec AWARE s’est poursuivie et, depuis, plusieurs publications supplémentaires consacrées aux artistes africaines ont été mises en ligne dans le cadre d’un second projet intitulé « Tracing a Decade: Women Artists of the 1960s in Africa3 ». Le défi permanent pour toutes celles impliquées dans cette démarche au long cours est de retrouver et d’identifier, pays par pays, les nombreuses pionnières qui restent absentes des livres d’histoire de l’art et des expositions d’art moderne. En prenant les années 1960 comme point d’ancrage, un colloque du même titre4 s’est tenu à Kampala en mars 2024, marquant une nouvelle étape dans la réappropriation du récit d’une histoire globale de l’art. Connue comme « l’année de l’Afrique », 1960 fut marquée par l’indépendance de dix-sept territoires africains, jusque-là sous domination française, belge ou britannique, suscitant l’espoir d’un avenir prometteur fondé sur les aspirations à l’émancipation et à la justice sociale. Alors que les figures masculines des luttes pour la libération continuent d’être célébrées, le rôle crucial des femmes reste souvent ignoré, comme si elles n’en avaient joué aucun dans ces mouvements. Pourtant, certaines chercheuses ont diligemment partagé leurs recherches, s’intéressant aux lacunes de l’histoire qui, par accident ou de manière consciente, a laissé dans l’ombre les contributions des intellectuelles, militantes et artistes actives durant cette période charnière.
Sur l’emblématique photographie de groupe du Ier congrès international des écrivains et artistes noirs, qui s’est tenu à la Sorbonne, à Paris, en 1956, une seule femme apparaît : la Martiniquaise Paulette Nardal. Cofondatrice, en 1931 à Paris, de la revue bilingue La Revue du monde noir –The Review of the Black World, P. Nardal fut une figure intellectuelle majeure du mouvement de la Négritude, bien qu’elle demeure largement méconnue. Ses écrits et sa vision furent déterminants dans l’élaboration des discours politiques, intellectuels et artistiques qui nourrirent les mouvements de libération à travers l’Afrique. Un an après ce congrès, en 1957, la Côte-de-l’Or, colonie britannique, devint le premier territoire d’Afrique de l’Ouest à obtenir son indépendance. Pourtant, combien de personnes – y compris au Ghana – savent que le drapeau national, hissé pour la première fois le 6 mars 1957, jour de l’indépendance du Ghana, a été conçu par Theodosia Salome Okoh (1922-2015), une femme d’État, sportive, enseignante et artiste ghanéenne ?
Suzanne Wenger © Photo : Wolfgang Denk
Portrait de Felicia Abban
Grace Salome Kwami modelant des têtes en argile à Gynyase, Kumasi, 1995. © Photo : Atta Kwami. Collection-Estate of Atta Kwami
L’ère des Indépendances a vu émerger en Afrique des mouvements significatifs portés par des femmes désireuses de jouer un rôle clé dans la construction de leurs nations. Le Ier congrès de l’Union des femmes de l’Ouest africain (UFOA), qui se tint du 20 au 23 juillet 1959 à Bamako (Mali), mit en lumière les histoires et les cultures coloniales communes aux pays de la région. Cet événement encouragea les déléguées venues de Guinée, du Bénin, du Sénégal et du Mali à développer un sentiment d’appartenance à une « culture africaine partagée ». Au cours des années 1960, ce congrès devint une pierre angulaire dans la promotion du « panafricanisme au féminin » en Afrique de l’Ouest francophone. Le 1er août 1960, la Women’s Improvement Society du Nigeria inaugura un congrès de douze jours à l’université d’Ibadan. Pour la première fois, cinquante-cinq femmes de huit pays d’Afrique de l’Ouest se rassemblaient, surmontant les différences linguistiques et frontières coloniales. Les débats qui s’y tinrent posèrent les bases des futures actions d’organisations nationales et des développements théoriques féministes en Afrique pour les décennies à venir. En juillet 1962, la conférence des Femmes africaines, organisée à Dar-es-Salam (Tanzanie), accueillit des représentantes d’une douzaine d’organisations de résistance provenant de quatorze pays africains. Cette conférence plaidait pour la fin du colonialisme, l’éradication de l’apartheid et de toute forme de ségrégation, ainsi que pour l’inclusion des femmes dans les processus décisionnels politiques. Parmi ses résultats les plus significatifs figurent la fondation de l’African Women’s Union (aujourd’hui Pan-African Women’s Organization [PAWO]) et l’instauration de la Journée des femmes africaines, célébrée chaque année le 31 juillet. Bien que la liste des artistes plasticiennes ayant participé à ces rassemblements ne soit pas encore établie, plusieurs figures majeures ont joué un rôle actif dans la lutte pour l’indépendance et la justice sociale. Les Algériennes Djamila Bent Mohamed (1933-2023) et Aïcha Haddad (1937-2005), ainsi que les Mozambicaines Bertina Lopes (1924-2012) et Reinata Sadimba (née en 1945), ont apporté des contributions notables à ces combats. L’artiste sénégalaise Younousse Sèye (née en 1940) s’est publiquement engagée contre l’apartheid, tandis que l’Égyptienne Inji Efflatoun (1924-1989), membre de l’organisation cairote Art and Liberty Group (1938-1948), joua un rôle central dans la formation de la Ligue des jeunes femmes des universités et des instituts, un collectif fondé en 1945 pour promouvoir l’égalité des genres et l’activisme anticolonial.
Colette Omogbai, Agony, 1963, huile sur masonite. Avec l’aimable autorisation de l’Iwalewahaus, Université de Bayreuth
Fatma Shaaban Abdalla Abubakar, The Revolutionary Spirit, 1960s, Courtesy de Makerere Art Gallery Collection
Theresa Musoke – Theresa Musoke’s Archives
Dans la décennie qui suivit l’indépendance, plusieurs jeunes États africains utilisèrent la culture comme levier de construction nationale et de soft power. Un exemple marquant de cette stratégie fut le Festival mondial des arts nègres, organisé en 1966 à Dakar (Sénégal). Bien que la participation de grandes figures masculines comme les Américains Duke Ellington et Alvin Ailey, le Nigérian Wole Soyinka, les Sénégalais Douta Seck et Ousmane Sembène, ainsi que l’Ivoirien Christian Lattier, ait été largement saluée, les contributions des femmes sont souvent restées dans l’ombre au sein des récits de l’événement relatés par les historiens. Parmi les deux cents artistes africains présentés lors de l’exposition d’art contemporain Tendances et confrontations, qui se tint au Palais de justice de Dakar, seules deux femmes, Madeleine Razanadranaivo et Hélène Razanatefy, toutes deux originaires de Madagascar, semblent avoir été incluses. Bien qu’elles aient déjà exposé ensemble en France en décembre 1955, leur présence a depuis été effacée de l’histoire de l’art africaine. Pourquoi les nombreuses artistes africaines, déjà actives dans les années 1960, furent-elles exclues de l’exposition de ce festival ? L’artiste nigériane Constance Afiong « Afi » Ekong (1930-2009), qui avait exposé aux côtés de figures telles que Ben Enwonwu (1917-1994), Uche Okeke (1933-2016), Bruce Onobrakpeya (né en 1932) et Demas Nwoko (né en 1935) à Lagos, fut seulement invitée à la conférence « Négritude et personnalité africaine ». Mais où étaient les artistes algériennes Baya (1931-1998), Souhila Bel Bahar (1934-2023) et Leila Ferhat (1939-2020) ; les Égyptiennes Amy Nimr (1898-1974) et Gazbia Sirry (1925-2021) ; les Ghanéennes Felicia Ewuraesi Abban (1935-2024) et Grace Salome Abra Anku Kwami (1923-2006) ; la Kényane Rosemary Namuli Karuga (1928-2021) ; la Marocaine Chaïbia Talal (1929-2004) ; les Nigérianes Colette Omogbai (née en 1942), Elizabeth Olowu (née en 1938) et Theresa Luck-Akinwale (née en 1934) ; la Sierra-Léonaise « Olayinka » Miranda Burney-Nicol (1927-1996) ; la Sud-Africaine Irma Stern (1894-1966) ; la Tanzanienne Fatma Shaaban Abdalla Abubakar (1939-1994) ; la Tunisienne Shasha Safir (1939-2018) ; ainsi que les Ougandaises Estelle Betty Manyolo (1934-1999) et Theresa Musoke (née en 1944) ?
L’artiste Clara Etso Ugbodaga à côté de son autoportrait. A gauche, Matthew Mbu, Nigerian Federal Commissioner. Londres, 1er août 1958. (Photographie par John Franks/Keystone/Getty Images)
Safia Farhat, Dernière œuvre, 1990, tissage, 200 x 340 cm, © Musée Safia Farhat
Carte postale, « Potière, Abuja, Northern Nigeria » [Ladi Kwali], photographie de John Hinde
En négligeant régulièrement les créatrices, les historiens échouent donc à mentionner les femmes qui ont contribué aux révolutions artistiques et conceptuelles qui se sont répandues sur le continent africain dans les années 1960 et 1970. Clara Etso Ugbodaga-Ngu (1928-2003), éminente universitaire au Nigerian College of Arts, Science and Technology (actuelle Ahmadu Bello University) de 1955 à 1964, fut témoin de la naissance de la Zaria Art Society en 1958, fondée par les étudiants U. Okeke, D. Nwoko, B. Onobrakpeya, Yusuf Grillo (1934-2021) et Erhabor Emokpae (1934-1984). Josephine Ifueko Omigie (1936-1997), diplômée de cet établissement, devint membre de cette société en 1959. En Tunisie, Safia Farhat (1924-2004), directrice de l’Institut des beaux-arts de Tunis à partir de 1966, fut la seule femme impliquée dans le mouvement de l’École de Tunis, qui débuta en 1949. Quant aux artistes marocaines comme Malika Agueznay (née en 1938), bien qu’elles figurent sur de nombreuses photographies de l’École de Casablanca, ce n’est que récemment que leurs noms ont commencé à être systématiquement mentionnés dans les légendes et publications consacrées à ce mouvement. Cependant, il est quasiment impossible d’effacer l’influence de la Soudanaise Kamala Ibrahim Ishaq (née en 1939), membre fondatrice du Crystalist Group et co-autrice de son manifeste, publié pour la première fois dans la rubrique « Art » du journal Al-Ayyam de Khartoum, le 21 janvier 1976.
Ces artistes furent de véritables porte-étendards, ouvrant la voie à l’épanouissement des générations futures. Elles ont affronté les défis de leur époque et mené des vies remarquables en tant que plasticiennes, enseignantes, activistes, épouses et mères. La Nigériane Ladi Kwali (1925-1984), dont l’image figurait au dos du billet de 20 nairas entre 2006 et 2022, est l’une des rares femmes en Afrique – aux côtés de la physicienne tunisienne Tawhida Ben Cheikh et de la politicienne malawite Rose Lomathinda Chibambo – à avoir reçu cet honneur à ce jour, en 2024. Bien que cette reconnaissance soit un bon début, elle est loin de suffire. Il est grand temps de saluer et de célébrer largement toutes ces pionnières visionnaires.
Les initiatives telles que le colloque « Reclaim: Narratives of African Women Artists » de la Saison Africa2020 et « Tracing a Decade: Women Artists of the 1960s in Africa », qui s’est tenu à Kampala en mars 2024, ont rassemblé des chercheuses venant d’Afrique du Sud, d’Algérie, des États-Unis, de France, du Ghana, du Nigéria, d’Ouganda, du Sénégal et de Tunisie. Depuis 2019, nous – moi-même, AWARE, Njabala et de nombreuses autres organisations et personnes – avons collaboré pour partager cette connaissance collective avec des publics du monde entier. Cet effort se poursuivra avec les contributions à venir de chercheuses émergentes, et le voyage pour valoriser ces histoires est loin d’être terminé.
N’Goné Fall est commissaire d’exposition indépendante et spécialiste des politiques culturelles. De 1994 à 2001, elle a été directrice de la rédaction de la Revue noire, un magazine d’art contemporain africain basé à Paris. Elle a organisé des expositions en Afrique, en Europe et aux États-Unis, et a été commissaire des Rencontres africaines de la photographie de Bamako (Mali) en 2001, ainsi que commissaire invitée à la Biennale de Dakar (Sénégal) en 2002. Elle a également rédigé des plans stratégiques et des rapports d’évaluation pour diverses institutions nationales et internationales. En tant que professeure, elle a enseigné à l’université Senghor d’Alexandrie (Égypte), à la Michaelis School of Fine Art du Cap (Afrique du Sud) et à l’université Abdou-Moumouni de Niamey (Niger). Elle a été commissaire générale de la Saison Africa2020, un programme composé de plus de 1 500 événements culturels, scientifiques et pédagogiques qui se sont déroulés à travers la France entre décembre 2020 et septembre 2021. Depuis 2023, elle fait partie du comité scientifique du programme « Tracer une décennie : artistes femmes des années 1960 en Afrique », mené par AWARE: Archive of Women Artists, Research & Exhibitions et la Njabala Foundation.