Dans l’enseignement artistique académique tel qu’il est organisé jusqu’au XIXe siècle, la représentation de modèles vivants nus est indispensable à la conception de peintures d’histoire. Les artistes femmes sont longtemps exclues des cours de nu pour des raisons morales, elles ne peuvent donc prétendre à l’égal des hommes au genre le plus noble. La question de l’ouverture des cours de modèle vivant est vivement débattue, la représentation du nu constitue donc très tôt un enjeu pour la formation et la carrière des artistes femmes. Si leur accès aux séances est un objet de lutte, certaines trouvent d’autres chemins hors des académies. D’emblée inscrit dans une forme de subversion, le nu est une porte ouverte vers de nouvelles explorations artistiques et le véhicule d’une affirmation personnelle, professionnelle et politique.
Si le modèle vivant est un élément d’étude, la représentation de corps nus est aussi un moyen de toucher à ce qu’il y a de plus intime et de plus universel dans l’humanité. Dans les sculptures de Camille Claudel (1864-1943), les corps sont le support d’une expression des émotions à travers les âges.
Certaines artistes exploitent la dimension narrative et symbolique du nu en lien avec la nature. La photographe Anne Brigman (1869-1950) met en scène des femmes nues dans des paysages californiens, dans une iconographie personnifiant les forces naturelles. On retrouve une association analogue dans des sculptures de Maria Martins (1894-1973), figurant des êtres hybrides entre humain et végétal, dans une veine surréaliste. Plus récemment, les photographies et vidéos de l’artiste pluridisciplinaire Ana Mendieta (1948-1985) gardent la trace de performances où elle fait corps avec les éléments. Convoquant la force évocatrice des rituels et sacrifices de cultures latino-américaines, elle s’enracine métaphoriquement dans une terre qui n’est pas celle qui l’a vu naître, et sonde à travers son propre corps une idée de la féminité.
Le nu est devenu un sujet pictural à part entière sous le pinceau de Paula Modersohn-Becker (1876-1907). Elle évoque la maternité dans des portraits de femmes et enfants nu·e·s dépouillés de tout prétexte mythologique, et dans une fameuse toile de 1906 où elle paraît elle-même enceinte, devenant une pionnière de l’autoportrait féminin nu. Pan Yuliang (1899-1977) s’y adonne également. Elle explore par ailleurs les thèmes des baigneuses et des nus en intérieur. Nombre de ses œuvres graphiques partagent une connotation érotique qui fait scandale de son vivant, étant jugée inconvenante pour une femme.
Les toiles où Lotte Laserstein (1898-1993) se met en scène à l’atelier avec son modèle constituent une affirmation du statut de l’artiste. Dans In meinem Atelier (1928), la présence imposante du modèle au premier plan, dont le corps est détaillé avec réalisme, implique une déclaration esthétique et consacre l’image de la femme moderne, que la peintre figure à plusieurs reprises sous les traits de Traute Rose (1904-1997). Alice Neel (1900-1984) alimente quant à elle une représentation émancipée des canons de beauté. Caractérisés par un réalisme cru, ses portraits nus sont sexués mais non érotisés. Les sujets y paraissent chargés de leur condition, comme les femmes gravides. On retrouve son regard franc dans un unique autoportrait nu qu’elle commence en 1975, où elle figure son corps septuagénaire, sans concession. Outre les œuvres des artistes femmes, le nu est aussi un enjeu dans la représentation des femmes dans les institutions et les collections, comme le soulignent les actions des Guerrilla Girls à partir des années 1980.
Mettant en jeu l’image du corps, certaines artistes se servent de la représentation du nu dans une dimension féministe pour dénoncer l’érotisation des corps dans le regard masculin. Sylvia Sleigh (1916-2010) inverse le rapport scopique en peignant des hommes nus dans des postures attribuées aux modèles féminins dans l’histoire de l’art, mettant en exergue leur dimension érotique en la détournant. D’autres puisent leur iconographie dans la pornographie. La censure dont font l’objet les peintures de Joan Semmel (née en 1932) et les Fuck Paintings (1969-1974) de Betty Tompkins (née en 1945) trahit la force subversive de l’imagerie sexuelle. Le même phénomène frappe en 1987 les photographies de Florence Chevallier (née en 1955) issues de la série Corps à corps, qui figure un rapport hétérosexuel dans sa dimension agonistique.
De nouvelles générations d’artistes continuent d’utiliser la représentation du nu pour mobiliser l’image de soi et révéler l’inscription politique des corps, comme Jenny Saville (née en 1970) ou Allana Clarke (née en 1987) par exemple.
Renvoyant à l’intime, à la fragilité et à la nature de l’être humain, la représentation du nu ne laisse pas indifférent·e, aussi parce qu’elle implique de dévoiler ce qui est habituellement caché. À travers les œuvres susmentionnées et celles d’autres artistes femmes, elle manifeste une grande force poétique et politique, et garde un caractère profondément subversif.