L’étude des archives de Pierre Restany (1930-2003)1 démontre que le critique a largement intégré les artistes femmes à son historiographie de l’art, quoique ce fait n’ait pas été mentionné dans le cadre du colloque qui lui a été consacré en 2006 et malgré la reprise, en couverture de l’ouvrage qui y a fait suite2, de son portrait réalisé par Évelyne Axell pour Le Joli Mois de mai (1970).
Ayant choisi de lier son destin à celui des pratiques émergentes, P. Restany s’intéresse au travail d’artistes femmes sur tous les continents. Il défend de sa plume, dès l’immédiat après-guerre, les œuvres de nombreuses artistes exposant à Paris : Sonia Delaunay, Germaine Richier, Séraphine de Senlis, mais également les Américaines Joan Mitchell, Helen Frankenthaler, Louise Nevelson ou Elaine Sturtevant. Cependant, le soutien énergique qu’il apporte à Niki de Saint Phalle dans le cadre du Nouveau Réalisme marque une inflexion dans son parcours. Son activisme l’incite par la suite à soutenir d’autres créatrices proches du Nouveau Réalisme : Lourdes Castro, Nicola L. ou encore Chryssa. En tant que commissaire, il met en lumière certaines démarches féminines alors considérées comme marginales : Gina Pane, Alina Szapocznikow, Tania Mouraud, Annette Messager, Anne Poirier, associée à Patrick Poirier, entre autres. Il les réunit au sein de différents projets tels que la « salle Restany », exclusivement consacrée aux femmes, au Salon Grands et jeunes d’aujourd’hui en 19703, Art Concepts from Europe à la galerie Bonino de New York puis de Buenos Aires et l’Exposition internationale au Japon la même année, ou encore L’Art en position critique : pratique et théorie à la galerie de la Maison de France à Rio de Janeiro en 1974. Quoique moins engagé à leurs côtés, le critique souligne les contributions de Catherine Ikam et Charlotte Moorman dans le domaine de l’art vidéo, de Jeanne-Claude auprès de Christo et de Claude auprès de François-Xavier (Lalanne). Le travail de Juana Francés, Dorothée Selz, Greta Sauer, Carla Accardi, Esther Gentle, Eleanor Antin, Lynn Hershman, Évelyne Axell ou Yayoi Kusama, fait également l’objet de son attention, même si, à partir des années 1980, il est parfois difficile de distinguer les écrits liés à des nécessités financières des écrits de conviction.
Évelyne Axell, Le Joli mois de Mai, 1970, triptyque, email peint sur plexiglas, 245,5 x 344,5 x 4,5 cm, © ADAGP, Paris
En Amérique latine, où il se rend régulièrement à partir de 19614, P. Restany découvre un écosystème artistique étonnamment favorable au genre féminin. L’Argentine l’intéresse particulièrement. En effet, malgré une tradition de ségrégation entre les hommes et les femmes, Buenos Aires, dans les années 1960 et 1970, offre à ces dernières une importante visibilité. Elles y sont éduquées et bénéficient de l’image d’Evita Perón qui s’est imposée dans l’espace public. De plus, l’absence de tradition artistique solidement ancrée y rend le poids du patriarcat moins important et les femmes sont fréquemment sollicitées pour exposer. Au sein du mouvement pop-lunfardo, pendant sud-américain du Nouveau Réalisme, P. Restany se passionne pour le travail de Marta Minujín. Il étudie également celui de Marilú Marini, Delia Puzzovio, Delia Cancela, Susana Salgado, Zulema Ciordia ou encore de Celia Barbosa. Il participe à l’introduction de la production de certaines artistes argentines au sein des expositions parisiennes (María Simon, Marta Peluffo, Margarita Paksa ou encore Raquel Forner). Par ailleurs, il s’engage ardemment aux côtés de Lea Lublin, en explicitant ses œuvres5, en la recommandant dans le cadre de bourses6, ainsi qu’en organisant des présentations de son travail7.
Couverture de Primera Plana, Buenos Aires, no 191 (23-29 août 1966). De gauche à droite : Carlos Squirru, Miguel A. Rondano, Delia Puzzovio, Edgardo Giménez, Pablo Mesejean, Delia Cancela, Juan Stoppani, Susana Salgado, Alfredo Arias
Sa contribution à la reconnaissance des œuvres des artistes femmes repose sur un paradoxe : la volonté de ne pas discriminer leur production, tout en appréciant la spécificité du genre. Théoriquement, il défend l’idée de déconditionnement du regard, cependant son désir inextinguible pour l’ailleurs que représente le sexe féminin marque la limite de son engagement conceptuel. Cette ambivalence a peut-être contribué à l’oubli historique de son action en faveur de ces artistes femmes. Cet effacement interroge la nature des discours de l’art contemporain tout en invitant à penser la place du désir, des échanges et de la diversité dans l’écriture de l’histoire de l’art.
Mémoire de recherche de master 2 en histoire de l’art appliquée aux collections, dirigé par Sophie Duplaix et soutenu par Hélène Gheysens, en septembre 2016, au sein de l’École du Louvre.