Au XIXe siècle, lorsque la discipline de l’histoire de l‘art se forme, un débat s’ouvre quant aux origines de celui-ci. Bien que l’acte de transformer des ressources végétales ou animales en fibres puis en un tissu soit considéré comme un moment fondamental de la production culturelle, les pratiques textiles sont attribuées à la sphère domestique et féminine, et par conséquent exclues de la théorisation de l’art. Seuls les textiles de haute qualité – et de confection masculine – sont reconnus comme ayant eu une influence sur le développement artistique. Mais, dans l’ensemble, le textile demeure exclu du canon moderne, ce qui s’explique par le discours sur l’autonomie de l’art et sur l’opposition entre les arts appliqués et les arts libres. Cela souligne la subordination de l’art textile, « tactile », à l’art optique de la peinture.
Dès les premières avant-gardes, au tournant du XXe siècle, des artistes femmes explorent les techniques et les matériaux de l’art textile. Sonia Delaunay (1885-1979) conçoit et coud des costumes pour des ballets, dont les motifs en patchwork s’animent sur les corps. Sophie Taeuber-Arp (1889-1943), quant à elle, réalise des compositions brodées et tissées pour des tapis ou des housses de coussins, ainsi que des objets perlés. Le plus souvent, on considère que le développement du textile en tant que médium de l’art moderne débute au Bauhaus, où il est théorisé pour la première fois. Dans les ateliers de tissage de l’école, Gunta Stölzl (1897-1983), Otti Berger (1898-1944), Anni Albers (1899-1994) et d’autres allient recherche artistique formelle et expérimentations industrielles. Si, au départ, elles s’inspirent d’une approche picturale en produisant des « tableaux » en laine, elles développent par la suite une démarche spécifique au médium et reconnaissent la qualité particulière du textile en tant qu’interface entre le monde haptique et le monde optique.
Dans les années 1960, le mouvement du Fiber Art continue de développer une approche spécifique au textile, en lien avec les théories esthétiques contemporaines. Claire Zeisler (1903-1991), Lenore Tawney (1907-2007), Olga de Amaral (née en 1932) ou Sheila Hicks (née en 1934) libèrent les œuvres du métier à tisser, les transformant en sculptures. Dans une démarche revendiquée comme émancipatrice, le médium s’affranchit de toute fonction utilitaire et s’établit comme un objet du monde de l’art contemporain.
Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, des artistes telles que Miriam Schapiro (1923-2015), Faith Ringgold (1930-2024) ou Annette Messager (née en 1943) se réfèrent à des pratiques textiles considérées comme mineures pour en explorer les qualités spécifiques et mettre en lumière la vie, le travail et la créativité des femmes, longtemps négligés. Elles démontrent ainsi que l’opposition entre art et artisanat repose sur des hiérarchies sociales de genre et de race, et dans le même temps conduit à la stabilisation de celles-ci, la prétendue habileté manuelle intuitive des femmes servant de base pour leur nier toute faculté créatrice.
De nombreuses artistes, dont Ntombephi Ntobela (née en 1966), Marie Watt (née en 1967) et Yee I-Lann (née en 1971), explorent aujourd’hui les techniques et les matériaux textiles, en s‘appuyant sur la transmission de connaissances issues de différentes cultures du monde entier, qu’elles interrogent, revitalisent et/ou développent davantage. Elles contribuent ainsi à une revalorisation du textile dans le monde de l’art et remettent en question la séparation entre la création d’œuvres artistiques et la production d’objets ethnologiques.